Evolution

" Qu’est-ce qu’ils en savent les richards ?
 les regardez-moi, les je sais tout ?
Qu’est-ce qu’ils en savent du tango ?
Qu’est-ce qu’ils en savent du rythme ?
Par ici l’élégance ! De l’allure ! De la silhouette !
Quel maintien ! quelle arrogance !
Faut d’ la classe pour c’te danse ! "

Extrait de " Asi se baila el tango " 
paroles de Elizardo Martinez Vilas 1942

Vitor et Margareth (photo Roland)

 

Influence de la bourgeoisie citadine

En même temps que les " barrios " dansent la milonga, les ‘’bourgeois’’ aussi, dansent. Ils dansent les danses européennes. Dans les salons de la nouvelle classe moyenne valses et polka s’enchaînent, mais aussi la habanera moins trépidante que la milonga et le camdombe donc plus correcte. C’est moins ‘’ nègre’’, plus castillan. La habanera est une musique du "  pays " ou presque ( La havane) mais moins entachée de couleurs mulâtres ! Dans la habanera il y a tout, la couleur locale et la culture européenne ! Donc ça peut se danser !

.Le jeune bourgeois en goguette fréquente malgré tout les bals troubles des bas quartiers. Comme le compadrito se mit à danser le camdombé, le jeune bourgeois s’adonne avec sa culture des beaux quartiers à ces danses populaires.

De cette rencontre hasardeuse entre la milonga ( voir chapitre 3 ) et la habanera naîtra le tango.

Le tango à ses débuts ?

Le tango emprunte dés ces débuts le rythme de la habanera à 2/4 : il était rapide et sautillant, allègre, ce que permettaient violons, flûtes et guitares. Il deviendra plus lent, rythme 4/8, à partir des années 1910, par l’entrée du bandonéon dans les " orquestas ", après être passé par l’Europe, par l’introduction de paroles moins coquines plus poétiques, plus graves.

Le tango est, à sa naissance, une allure, l’allure du " guapo " des faubourgs. Il a la démarche fière et débonnaire, canaille. Les princes des trottoirs des bas fonds, un brin provocants, ont les manières de la " haute ".

Le tango d’aujourd’hui exprime encore cette fierté, cette frime, inventant sans cesse pour épater la galerie. Voulant ainsi se différencier des autres danseurs.

Ceci, encore, perdure : sur une piste de tango argentin chaque couple danse son propre tango.

Dés le début, les danseurs des " arrabales " assemblent des figures qu’ils empruntent à d’autres ou bien en inventent. Les pas trouvent leurs noms : corrida, ocho, balanceo, boleos, patada, paso cruzado...

Dés son origine il est l’expression de la liberté morale, d’une sensibilité, de la différence.

Le tango deviendra une tradition, un art transmis de génération en génération en l’espace de 100 ans. Il évoluera en fonction de l’évolution de la société argentine certes mais aussi occidentale. Mais dés le début du XX ème siècle il aura ses académies (academia de tango) spécifiques.

Les académies

" Hicimos la dentrada, cada con su banana y comenzo la jarana con puro corte y quebrada.
Me lambia, hermano, solo, y vieras che que cuerpiedas
y que de chipe, sentadas, hicimos con el Bartolo…
Mi paica se me doblada igual que pasto en la loma y che …
paracia de goma del modo que se meneaba."

" On a fait notre entrée, chacun avec sa pépée et la nouba a commencé à coups de cortes y quebradas.
J’me délectais avec mon pote, si tu avais vu ces arabesques,
du nanan et des sentadas qu’on faisait avec Bartolo…
Ma gonzesse elle ondulait comme un brin d’herbe dans le pré,
du caoutchouc qu’on aurait dit tellement elle déhanchait."

Quatrain paru dans la revue Don Basilio en 1900

Dans les académies, bastringues et salles clandestines avec les inévitables débits de boisson les danseurs faubouriens sont fiers de savoir danser. Nul n’aurait osé aller danser en public sans connaître les principales figures du tango qui rapidement fit son entrée dans les maisons closes. Etant donné sa nature libertine le tango est considéré comme une " danse à la mode ", dans les lieux où vont s’afficher " chinas y compadritos ".

Quand l’orchestre attaque un tango les couples se forment dans une fraternelle étreinte et avec art décrivent les contorsions, les postures et les coups de talon aux quels oblige le tango. C’est le bal faubourien où les compadres exhibent leur savoir-faire, l’agilité de leur corps et la résistance de leurs pieds.

Les danseuses

Les danseuses elles étaient " blanches ou noires ou mulâtresses ". On ne leur demandait pas d’être belles mais d’excellentes danseuses. Elles portaient une jupe courte par-dessus les jupons à volants amidonnés. Ainsi vêtues il leurs était possible d’exécuter décemment une flexion.

On dansait pour le simple plaisir de la danse. La partenaire était là pour avoir du talent n’était que le moyen d’accomplir le rituel de la danse. Dans la plus part des académies et des bals, les danseuses étaient négligées. On ne leur demandait qu’une chose : " danser sans répit et à la perfection ".

Les musiques étaient jouées d’oreille par des trios pour flûte, violon et guitare. Les instruments que l’on portait permettaient de jouer de maison close en maison close avec un répertoire très varié pour ne pas lasser la clientèle

La chorégraphie

" Quand à minuit tu quittes le cabaret, Milonguita ton âme tremblante de froid dit : si je connaissais l’amour !...
Et entre un verre de vin et le dernier tango, un rupin t’emmène chez lui….
Aie, Estercita, comme tu te sens seule !
Te souviens-tu Milonguita tu étais la mome la plus chouette de la rue Chiclana ;
ta jupe courte et tes tresses où le soleil déposait un baiser…
Estercita on t’appelle Milonguita, fleur de la nuit et du plaisir
fleur de luxe et des cabarets et les hommes t’ont fait du mal
et ce soir tu donnerais ton âme pour une robe de percale.
Et si tu pleures… on croit que c’est le champagne "

Extrait de Milonguita De Enrique Delfino et samuel Linning (1920)


                     Annie et Jean-Marc

D’un point de vue chorégraphique le tango fut une véritable trouvaille. " Il accomplit le miracle d’introduire la figure dans la danse de couple ", donc de rénover la tradition. Dans un mouvement continu le couple en dansant devait enchaîner des pas rythmés ou des tours sans s’arrêter un seul instant.

Les " inventeurs " du tango introduisirent l’interruption du mouvement le " corte "; l’ homme également semblait s’immobiliser tandis que la femme tourne autour de lui ou inversement, la femme reste à l’arrêt et l’homme se déplace.  " Cela peut paraître bien peu, mais quelquefois ce qui fait sensation est l’addition de petites choses ".

Ainsi par le corte le danseur pouvait éviter les collisions : il pouvait aussi jouer sur des variations infimes sur place, balanceos, quebradas ce qui permet une interpretation du rythme qui va au-delà du rythme musical proprement dit.

La rupture de la chorégraphie symétrique que l’on retrouvait dans toutes les danses est une autre dimension du tango.

Alors que l’on voyait dans la valse européenne une danse égalitaire, le tango introduit la différenciation des rôles sexuels.

Alors que dans les autres danses de l’époque, la répétition était (et, est encore) de rigueur, le tango est un " spectacle " qui se renouvelait à chaque morceau. La régularité est inexistante. On ne peut rien prévoir car la " figure " et le thème s’élaborent à l’instant même de leur réalisation. L’improvisation est permanente. Elle donne un supplément d’âme à la complicité de ce couple, aux corps " abrazados ".

Dans le tango et la milonga, la danse était par définition, et le reste encore, l’improvisation.

Comme beaucoup de choses qui émergent vers 1900 !

Le moment tango est une expérience totalement différente de tout ce qui avait pu être expérimenté en danse jusque là.

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